Archive for juin, 2017

“Un Marx moderne” : voici comment ‘The Economist’ présentait Thomas Piketty il y a trois ans, lorsque ‘Le capital au XXIe siècle’, l’essai qui allait être vendu à plus de 2 millions d’exemplaires, est paru. Il s’agissait, globalement, d’un compliment : une recommandation de prendre son analyse au sérieux, et ses préconisations avec prudence. L’alerte lancée par ce livre, qui soulignait la domination des très riches, paraît plus pertinente que jamais : pendant que les héritiers de Donald Trump s’occupent de son empire, il prépare l’abrogation de l’impôt sur les successions. Mais ‘Le Capital au XXIe siècle’ a eu nettement moins d’influence sur l’économie académique qu’on ne le prévoyait. Un nouveau recueil d’essais sur le livre de M. Piketty, publié ce mois-ci, incite les économistes à mieux faire. Il n’est pas sûr qu’ils le puissent. “‘Le Capital au XXIe siècle’ a eu nettement moins d’influence sur l’économie académique qu’on ne le prévoyait” ‘After Piketty : The Agenda for Economics and Inequality’, édité par Heather Boushey, Bradford DeLong et Marshall Steinbaum, est un livre d’économistes pour les économistes. En ce sens, il ressemble au ‘Capital’ de Piketty. Avant de devenir une icône culturelle inattendue, M. Piketty était un économiste empirique respecté. Il était surtout connu sous le nom d’un groupe d’érudits, parmi lesquels figurent Emmanuel Saez et Anthony Atkinson, qui utilisaient les données fiscales pour étudier les inégalités à long terme. Dans son ‘Capital’, ces données sont devenues la base d’une théorie ambitieuse du capitalisme. M. Piketty soutenait que la richesse s’accumule naturellement et se concentre, de sorte que les richesses familiales sont de plus en plus fondamentales pour déterminer le succès ou l’échec d’une personne dans la vie. Les inégalités extravagante du “Gilded Age” (l’âge d’or) américain qui va de 1865 à 1901 pourraient revenir si aucune mesure préventive n’est prise. M. Piketty a choisi de résumer son propos en un modèle économique compact qui s’appuie sur quelques équations simples. L’expression mathématique au cœur de son livre est un peu plus compliquée que le raccourci-clavier d’un emoticon : r>g. Il indique que le taux de rendement du capital, r, a toujours été supérieur à g, le taux de croissance de l’économie. Pourquoi cela importe-t-il ? Cela signifie, d’abord, que le ratio de la richesse par rapport à la production économique tend à croître, ce qui augmente le poids économique relatif de la richesse dans la société. Deuxièmement, parce que la répartition de la richesse est généralement moins égalitaire que la répartition du revenu, une croissance plus rapide de la richesse que du PIB aboutit à une augmentation constante de l’inégalité. Troisièmement, cela implique que les revenus provenant du capital augmenteront en proportion du revenu (et le revenu du travail diminuera). Donc, être né riche (ou faire un bon mariage) devient le chemin le plus sûr vers la réussite, bien plus que travailler dur ou créer une entreprise. C’est une recette pour la stagnation sociale, et peut-être la crise. “Etre né riche (ou faire un bon mariage) devient le chemin le plus sûr vers la réussite, bien plus que travailler dur ou créer une entreprise” Pourtant, malgré ses 700 pages, ‘Le capital au XXIe siècle’ ne développe que peu ou pas certains aspects importants. Le nouveau livre, ‘After Piketty’, revient sur ces lacunes à tour de rôle, soulignant, essai après essai, comment M. Piketty aurait peut-être dû consacrer plus d’espace au rôle du capital humain et à l’innovation technologique, à la structure de l’entreprise et à l’augmentation de la sous-traitance, aux inégalités sexuelles, à la géographie, etc. Gareth Jones, par exemple, fait valoir que dans ‘Le Capital au XXIe siècle’, les divisions géographiques sont plus vues comme “bloc[s] de données”, c’est-à-dire des domaines dans lesquels diverses agences statistiques font leur travail, plutôt que des zones avec des frontières évolutives autour desquelles le travail et le capital s’affrontent. La plupart des économistes se sont limités au modèle de M. Piketty. Ils remettent en question les paramètres nécessaires pour qu’il se comporte comme M. Piketty le pense. ‘After Piketty’ donne un exemple dans ce domaine, signé Devesh Raval. À mesure que la richesse s’accumule, les économistes estiment que le retour sur le capital devrait diminuer ; la centième usine (ou le centième serveur informatique) a moins d’intérêt pour la société que la (ou le) première(er). En effet, les capitalistes chercheront à trouver de nouveaux moyens rentables pour déployer leurs richesses : en investissant dans des machines qui peuvent remplacer le travail humain, par exemple. Si les entreprises sont relativement habiles à utiliser leurs capitaux, qui ne cessent de croître, pour remplacer le travail (si, en jargon économique, l’élasticité de substitution entre le capital et le travail est supérieure à l’unité), alors la richesse peut s’accumuler, comme l’avance M. Piketty. Si, au contraire, le revenu baisse car les marchés ont du mal à faire agir le capital, alors r va diminuer vers g, Et le rapport entre la richesse et le PIB finira par se stabiliser. M. Raval se fait l’écho de nombreux autres économistes en soulignant que la plupart des estimations de l’élasticité de substitution la trouvent inférieure à l’unité. En économie, c’est une critique considérée comme accablante. Pourtant, l’argument considère l’élasticité de substitution comme un paramètre significatif dans une économie efficace. Il se peut qu’il ne le soit pas. Dans l’essai le plus incisif du livre ‘After Piketty’, Suresh Naidu décrit un “Piketty domestiqué” qui communique dans la langue de l’économie et dont le propos repose sur des bases comme l’élasticité de substitution. Pourtant, dans ‘Le capital au XXIe siècle, il existe aussi un “Piketty sauvage” qui tient compte des normes sociales, des institutions politiques et de l’exercice du pouvoir brut. Il suggère que r>g n’est pas une théorie à refuser, mais un fait historique à expliquer. Et il suggère que les riches utilisent leur influence pour façonner les lois et la société afin d’augmenter la rentabilité de leur richesse. “Il suggère que les riches utilisent leur influence pour façonner les lois et la société afin d’augmenter la rentabilité de leur richesse” Le font-ils ? Le bilan des 40 dernières années tend à le confirmer. Les taux d’imposition les plus élevés ont baissé, le cadre réglementaire s’est assoupli (au moins avant la crise de 2007-2008) et les entreprises ont réduit plus facilement leurs obligations envers les travailleurs. Les économistes font souvent l’éloge de ces mouvements qui amélioreraient leur efficacité. Pourtant, ce bilan est également compatible avec une histoire au cours de laquelle les riches ont cherché à protéger leurs revenus au détriment de ceux du travail. L’accent mis sur l’efficacité est sans appel dans un monde où la stabilité politique et institutionnelle peut être considérée comme garantie, mais nettement moins dans un monde où elle n’est pas garantie.

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